Ma traversée de la Nouvelle-Zélande à pied : 3000 km en solitaire sur le Te Araroa Trail
[Article relayé par Voyager Loin]
Je m’appelle Lise et je suis née au cœur des Alpes suisses un jour d’été de l’année 1994. Du plus loin que je me souvienne, les voyages ont toujours fait partie de ma vie. Ce sont mes parents qui, au départ, m’y ont donné le goût. Puis, vint ma majorité et mes premiers voyages solo dans les quatre coins du globe. Un jour, je me suis lassée du « backpack » à proprement parler. J’en voulais plus. L’aventure m’ouvrit grand ses bras et m’invita à l’enlacer...
En 2019, mon diplôme et quelques sous en poche, je décidai de poursuivre mon rêve qui s’était ancré en mois au cours des mois précédents : celui de rejoindre le pied du K2 depuis l’île de Tahiti, seule et sans moyen motorisé. Le bateau-stop fut ma première étape. J’ai rejoint la Nouvelle-Zélande après plusieurs semaines de navigation avant de m’attaquer au Te Araroa trail, une randonnée longue distance de 3000 km qui traverse ce pays.
Je suis rentrée en Suisse à la mi-septembre de cette année après deux ans de vadrouille, afin de préparer la suite de mon aventure « De Tahiti au K2 », et d’écrire mon premier livre.

Je n’ai qu’une seule idée en tête lorsque je m’extirpe de ma tente en cette matinée glaciale : marcher pour me réchauffer. Je plie mes affaires et mets le tout en vrac au fond de mon sac en un rien de temps. Je ne prends ni la peine ni le temps de manger quoi que ce soit, malgré que mon estomac vide crie famine. Voilà plusieurs jours que mes pas avancent et foulent le Te Araroa trail.
Ce mois de décembre 2019 ne m’épargnera pas. La météo fut gâtée, froide, pluvieuse et en état hypomaniaque constant. Un coup chaud, un coup moins chaud, mais ce qui est sûr, c’est que la pluie, elle, ne m’a pas foutu la paix les trois premières semaines de marche.
Le jour de Noël, comme dans un élan de générosité unique et propre aux fêtes de fin d’année, la météo se calma et laissa place aux rayons de soleil et à un ciel dénué de toute perturbation pendant les mois suivants. Et oui, marcher le Te Araroa, ça prend du temps. Il me faudra 121 jours au total pour atteindre mon objectif final : Cape Reinga.

Cette démarche solitaire, propice à l’intériorité et au recueillement personnel, ne laisse place à aucune vacuité, si ce n’est celle d’avancer bien souvent avec un estomac vide qui semble se creuser davantage au fur et à mesure des foulées. Cette vie de solitaire me convient. Mieux encore : elle n’est que la continuité de nombreuses années passées avec moi-même dans une sorte d’état individualiste assez typique des baroudeurs affranchis.
L’égoïsme est une de mes qualités. Je fais partie de ces individus qui ont une conscience accrue et directe de ce qu’ils sont. Mes besoins priment avant toute chose et je sais que le bonheur passe uniquement par une écoute attentive de moi-même et de mes besoins. Si cela est synonyme d’égoïsme, ainsi soit-il !

Voici plus d’un an et demi que l’idée de traverser la Nouvelle-Zélande par la seule force de mes jambes me trotte dans la tête. Jusqu’alors, j’avais passé plusieurs années à barouder avec un sac sur le dos, plus ou moins chargé selon les destinations et le temps accordé à celles-ci. Et puis un matin, à l’aube de mes 25 ans, j’ai voulu troquer l’image de la « backpacker » pure et dure contre celle d’une femme en quête d’aventure.
En deux coups de voilier-stop, j’avais rejoint la Nouvelle-Zélande depuis la Polynésie française, avant de descendre ce pays en auto-stop et de le remonter à pied en sens inverse. Je le faisais avec force et détermination, car, dans ma tête, un projet encore plus grand que celui de « simplement » traverser un pays à pied s’était profondément ancré en moi : J’avais (et ai toujours) l’ambition de rejoindre le pied du K2 depuis l’île de Tahiti, en solitaire et sans moyen motorisé.

Me voilà donc, en ce matin glacial et pluvieux du mois de décembre, luttant contre les éléments et les intempéries, avançant avec acharnement et volonté sur le « long sentier », le fameux Te Araroa trail, pour lequel j’avais tout donné : mes économies, mon énergie, mes pensées les plus intimes et mes sentiments les plus profonds. 3000 kilomètres à travers monts et vallées, plages et jungles, forêts denses et boueuses, routes bitumées et chemins terreux. Sans compter de nombreux ponts suspendus, la pire de mes hantises, car en plus d’avoir le mal de mer, j’ai une phobie monumentale du vide.
Le combo idéal et optimal qui allait me propulser à la poursuite de mes rêves, qui allait m’aider à faire taire toutes ces voix à l’intérieur de moi qui me répétaient sans cesse « tu n’y arriveras pas, t’es bonne à rien, c’est trop dur, trop loin, pas fait pour toi... », comme sur un air de « blizzard » de Fauve. C’était à mon tour, désormais, d’envoyer mes craintes et mes doutes « aller niquer leur mère ».

Ce pays serait le premier dont j’allais m’absorber à coup de semelles usées, d’ampoules et de tendinites aux genoux, de crevasses aux pieds et d’ongles arrachés lorsque j’enlèverais mes chaussettes trempées, pleines de boue et de saleté en fin de journée. En contrepartie d’un certain supplice apparent, la beauté des paysages et des gens rencontrés allait refléter toute la fougue et l’enthousiasme que mon âme d’enfant avait guidé jusqu’à présent. Les kiwis et leur générosité si connue et presque convoitée ont touché mon âme en plein cœur et ont transformé ce voyage à jamais.
Qu’il est formateur, de fouler un chemin pendant des jours et des jours ! Pas toujours facile, certes. Mais qui a dit que la facilité était la clé de l’épanouissement et de l’éclosion de la profondeur de l’être ?

Se réveiller la majorité du temps tout habillée, par souci de chaleur, sous un duvet épais, dont l’odeur âcre et acide a le don de rassurer l’Homme, mais pas celui de faire fuir les moustiques ou les sand flies*. Allumer le réchaud à gaz et prêter toute son attention à la petite flamme bleutée dont on a soigneusement réglé l’intensité. Le son de la flamme aussi rassure. Elle est synonyme de satiété, encore un besoin primitif. En fait, voyager en autonomie et dans l’effort, c’est se recentrer sur l’élémentaire et l’essentiel. Il n’y a nulle place pour l’inutile, le superficiel ou pour les théories. Manger, boire, dormir, respirer, se sentir en sécurité.
Voici le quotidien du marcheur, arpenteur des routes du monde et bouffeur de kilomètres aguerri. Avancer, surtout. Encore et encore. Avancer, peu importe le terrain, peu importe la douleur. Se frayer un chemin lorsqu’il n’y en a pas, s’enfoncer dans la boue et pester sur la terre entière lorsque la moyenne des 1.5 km / h ne peut être dépassée. Hurler à pleins poumons parce que, parfois, les peines du cœur et les douleurs intérieures, propres à la solitude et aux heures, jours, semaines, passées en sa propre compagnie deviennent un fardeau lourd et encombrant, que l’on voit s’ajouter au poids du sac à dos, sans ne rien pouvoir y faire.

Est-ce que les paysages vierges et les rivières dansantes dans d’étroites vallées pourraient avoir l’effet magique d’absorber les malheurs des êtres ? Le loup n’aboie-t-il pas à la lune afin de lui supplier de mettre un terme à ses souffrances et à ses chagrins ? J’ai maintes fois imploré la lune et le soleil, les océans et les lacs, les montagnes et les lagons, de celer mes tristesses et mes peurs dans une boîte si bien enfouie que rien ni personne ne pourrait jamais dessoucher. Mais en vain. Tous ces gestes, ces habitudes et ces moments d’amertume allaient faire partie de ma routine d’aventurière pendant les mois prochains.
Les premiers kilomètres sur le Te Araroa me firent prendre conscience de ce que traverser un pays à pied signifie vraiment. Douleur, craintes, doutes, envie d’arrêter, corps meurtri et estomac vide, voilà le résumé de cette prise de conscience salutaire. Il fallait « en vouloir » et persévérer. J’endossai donc cette responsabilité-là : arriver à Cap Reinga, coûte que coûte.

Le moment le plus difficile sur le TA fut certainement, comme décrit ci-dessus, les premières semaines de marche. La météo et la douleur physique ont été difficiles à surpasser. Deux mois plus tard, je sentis que mon genou gauche commençait à tirer la gueule (une sorte de tendinite insoutenable) et me suis vue dans l’obligation de me mettre au repos total pendant une semaine. Massage, yoga, ingurgitation de litres et de litres d’eau, repos, sauna et douche chaude quotidienne pour relâcher les tensions musculaires, voilà le programme convalescent !
Le Richmond Range fut la première étape à accompagner mon genou sur la voie de la guérison. Une séance physiothérapeutique de huit jours durant laquelle j’allais arpenter des chemins montagneux, épiques, rocailleux, abrupts, dans une dénivellation constante. Cela me paraissait être la meilleure solution à mon souci tendineux. Ce ne fut qu’approximativement le cas...

Extrait de mon journal de bord
Jour 58
Je me lève à 8h et ne tarde pas à partir. Il fait beau et le terrain se déploie platement devant moi. Ensuite, ça monte, et ça descend, et ça remonte, et ça redescend, sur un petit chemin qui surplombe une jolie rivière. Du dénivelé, quoi ! Rien de plus normal en montagne. Je traverse ensuite de gros blocs de pierre qui me font office de chemin, sur 500 mètres environ. Je me dirige grâce aux piquets orange qui m’indiquent la direction à suivre et me débrouille plutôt bien. Ensuite, ça se corse un peu. Il faut que je rejoigne une crête. Le chemin est merdique et mal dessiné. Forcément, je m’égare et me retrouve à devoir escalader comme une sauvage des blocs de pierre plus ou moins grands, qui tiennent plus ou moins en équilibre sur un sol caillouteux, et qui glissent sous le poids de mes efforts. À la bonne heure ! Mon genou. Je m’inquiète pour mon genou. Je mets toutes mes forces et toutes mes tripes pour monter cette foutue pente, mais beaucoup de mes peurs et doutes remontent. Et si mon genou lâche ? Et si je dois arrêter complètement le trail ? Je pète les plombs dans ma tête, et touche le désespoir. Je me pose par terre, cache mon visage entre mes mains, et m’effondre sur place. Bordel de merde. J’ai encore mal. Que faire ? Marche arrière ? C’est hors de question. J’ai la rage d’avancer. Il n’est pas question que j’abandonne là. J’ai trop marché, trop avancé, j’en ai trop chié, pour me permettre de baisser les bras maintenant. Je me relève, essuie mes larmes, et fais ce que j’ai fait ces 57 derniers jours : marcher. Je mets toute ma hargne dans mes bras et je grimpe au sommet de cette foutue pente, bercée par de nombreux « nom de Dieu de bordel de merde, je vais y arriver. Je vais y arriver. Je vais y arriver ! » Oui, je vais y arriver même si, là, en cet instant, je n’y crois plus vraiment. J’arrive à la Porters Creek hut vers midi. Je me rafraîchis le visage, mange, m’étire et masse mon genou. Je prends quelques grandes inspirations et expirations et continue d’avancer.

Mon genou ne me lâcha finalement pas et le Richmond Range se passa en définitive bien, dans une ambiance particulière et belle à la fois, car j’y ai fait de belles rencontres et ai su surpasser mes limites, mentales, physiques et spirituelles. Le marquage géographique de l’île du sud se dessina face à moi, un matin, lorsque j’étais perchée sur un sommet de cette chaîne de montagnes grandiose et bleutée. L’émoi que je ressentis à l’instant où j’observai l’océan fut indescriptible. Un mélange de fierté et de joie, de soulagement et de pincement au cœur. Une fusion lunatique qui signifiait que dans quelques jours, j’accéderais à l’île du nord et à ses couchers de soleil tardifs.

Vint ensuite la fameuse forêt nommée Tararua Ranges. Un massacre boueux et glissant, pluvieux et magique en même temps. Une simple randonnée, vous disiez ? Les Tararua furent avec mes débuts peu glorieux, la partie la plus dure de tout le trail. Heureusement, j’étais accompagnée de Chrissy une amie de route qui fut une escorte joyeuse et bavarde, dans le bon sens du terme uniquement.
C’est à la fin de cette forêt mythique et dense que je fis connaissance des « Frenchies », un couple de Français incroyablement adorables avec qui, Chrissy et moi, passâmes la barre des 1'500 kilomètres, soit la moitié officielle du Te Araroa trail.
C’est à ce moment-là également que nous apprîmes que le pays allait être mis en quarantaine, comme la plus grande partie du globe. Une bonne âme et son chat m’hébergèrent pendant la durée indiquée. Je passai ainsi le confinement à Whangarei, une ville située à 670 km au nord de la ville de Palmerston North, où mes compagnons de route et moi-même avions dû mettre un terme épisodique à notre aventure.

Soixante jours plus tard, l’injonction levée, je m’en allai finir de fouler l’île du nord. Routes, bitume, goudron, véhicules et leurs tonalités assourdissantes sont à peu près le résumé de cette île qui est, il est vrai, moins sauvage et attrayante que sa sœur du sud.
Le Tongariro Crossing, que je choisis de détourner par le nord, embauma mon être d’extase et me fit l’effet d’un coup de fouet motivationnel. Au fur et à mesure des kilomètres avalés sur l’asphalte, la marche s’était transformée en un mouvement répétitif long et ennuyant. Paysage lunaire et aride, un hommage au Seigneur des Anneaux et à la vastitude de ces terres. Le mont Ruapehu et Ngauruhoe se tenant droitement et fièrement au milieu de toute cette splendeur. Une merveille pour les yeux et les sens !

Les volcans et les montagnes ont cela de miraculeux : ils ont le pouvoir de nous rappeler que nous ne sommes pas grand-chose à l’échelle planétaire. Il suffit que la Terre secoue un peu les épaules pour que nous nous agitions comme des fourmis subissant un coup de pied dans la fourmilière. L’humilité face à la sublimité. Instant magique.
Les trail angels, ces anges terrestres, m’accueillirent la majorité du temps en fin de journée et ce durant toute ma traversée de l’île du nord. De beaux échanges ont eu lieu. Les kiwis m’avaient un peu prise de pitié à vrai dire. Eh oui, c’est que l’hiver commençait à gentiment s’installer...

Routes, champs, goudron, pluie, vent, 50km par jour de progression sur le bitume, quelques fois le pouce levé en bord de route lorsque, la nuit tombée, les voitures me frôlaient d’un peu trop près à mon goût, et me voici, un beau jour du mois de juin, arrivée au petit village côtier d’Ahipara, réputé pour le surf et marquant le début (ou la fin, dépend de quel sens on vient) de la fameuse 90 mile beach.
Cette plage fait en réalité seulement 88km, contre les 90 miles faussement indiqués dans son appellation. Le sable de cette plage absorba chacun de mes pas pendant trois jours durant. Un vent fort et pénible se leva dès mon arrivée à Ahipara et me força à lutter contre lui, me demandant de produire un effort considérable supplémentaire, jusqu’à ce que j’atteigne mon objectif final.

Dernier bivouac sur « le long chemin ». J’accède à une zone de pique-nique partiellement protégée des intempéries juste avant le grondement du tonnerre et les bourrasques diluviennes. Je monte ma tente entre un banc en bois et un muret de ciment qui entourent cette zone de confort, située au milieu d’une nature vierge et épargnée de toute autre trace humaine. Plaisir intense de lire un bon livre, emmitouflée dans mes diverses couches de vêtements en laine de mérinos, enveloppée dans mon sac à viande et dans mon sac à couchage, ma couverture de survie dépliée sur le tout.
Cette dernière me rappelle à chacun de mes mouvements sa présence par un froissement comme seul ce matériel isolant photonique peut le faire. Cette nuit-là, je tombais dans les bras de Morphée à jeun, faute de suffisamment de provisions.

Le lendemain matin, je me levai aux aurores et repliai tout mon matériel en un rien de temps. Estomac vide et rafales de vent à effrayer tout marin, même ceux ne craignant plus le cap Horn ni celui de bonne Espérance. Plage, océan, solitude et faim accompagnèrent mes dernières foulées sur le Te Araroa trail. L’aboutissement de la marche fut finalement similaire à son départ : une angoisse douce et palpitante s’envolant au gré du vent, l’estomac criant famine.
Derniers kilomètres sur la plage de Te Werahi, avant de gagner en hauteur et de m’arrêter net devant le spectacle grandiose que la nature m’offre. Bénédiction terrestre et océanique. Prise et touchée au plus profond de mon être par d’intenses émotions et des pensées qui n’appartiennent qu’à moi, je m’effondre au milieu du chemin, et déverse toutes les larmes de mon corps en prenant conscience qu’un kilomètre seulement me séparait de la fin de cette aventure folle.

En face de moi, le phare du Cap Reinga, gorgé de soleil et vide de monde. Une aubaine pour la solitaire que je suis ! Pas once de bus de touristes japonais ou chinois. Grâce au COVID, certainement... Quelques photos prises pour marquer le coup, un sourire plaqué sur mon visage, de nombreux souvenirs gravés dans mes cellules et dans ma mémoire, mon cœur bat au rythme de la houle et des bourrasques de vent.
Dernières larmes essuyées d’un revers de main sale, sèche et ternie par le soleil, les ongles noircis de crasse. De profonds sentiments indescriptibles et intimes accompagnés d’un furtif soulagement s’emparent de tout mon être. Ça y est, je viens de traverser mon premier pays à pied.
Lise Blanc
** Minuscules mouches de sable se trouvant partout dans le pays. Leurs piqures ne grattent pas sur le moment, mais quelques heures après. C’est infernal !

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Rédactrice en chef du site Voyager Loin. Passionnée par le voyage, je vous emmène avec moi dans une belle aventure à la découverte de notre planète ! Baroudeuse 2.0 et apprentie aventurière, je suis une ultra connectée qui prend le temps de déconnecter devant la beauté du monde.